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Les Palestiniens à l'heure du Hamas
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17 février 2006 09:25
Reportage
Les Palestiniens à l'heure du Hamas
LE MONDE | 16.02.06 | 14h03 • Mis à jour le 16.02.06 | 14h03


La société palestinienne est sereine. Souvent "surprise", parfois "choquée", quelquefois "optimiste", mais jamais"inquiète". En clair, elle ne regrette pas d'avoir offert au Mouvement de la résistance islamique (Hamas) une victoire écrasante lors des élections législatives du 25 janvier. Le soulagement de s'être débarrassée pour un temps de l'inefficace hégémonie du Fatah balaie les rares inquiétudes soulevées par l'arrivée des islamistes aux commandes des territoires palestiniens occupés.


Sur le plan politique, législatif ou social, les Palestiniens paraissent prêts à encaisser le choc Hamas et, quelle que soit leur origine confessionnelle ou politique, ils ne croient pas au risque de "talibanisation" ou de dérive fondamentaliste à l'iranienne. La société palestinienne n'est pas entrée à son insu dans une phase d'islamisation accélérée. Outre les déçus du Fatah, des laïques et des chrétiens ont donné leurs voix au Mouvement et, quoi qu'en disent certains de ses élus, tous ne souhaitaient pas, avec ce vote, introduire "plus d'islam" dans leur quotidien.

"Ils ont voté Hamas pour des raisons de politique intérieure et voient son arrivée au pouvoir dans un contexte plus politique que social", estime Islah Jad, professeur de sciences politiques à l'université de Bir Zeit, près de Ramallah. "Ils veulent la fin du clientélisme et de la corruption", souligne-t-il. Sociologue à l'université de Bethléem et nouvel élu du Fatah au Parlement, Bernard Sabellah reconnaît que "le programme du Hamas a mis l'accent sur les besoins basiques des gens : sécurité, travail, justice. Les électeurs ont voulu les tester". "Dans l'ensemble, on ne peut qu'être d'accord avec l'agenda politique du Hamas, ajoute Rima Tarazi, la présidente chrétienne de l'Union générale des femmes palestiniennes. En dix ans, face à Israël, on n'a rien obtenu par la négociation."

Seuls les plus fervents militants du Fatah semblent s'inquiéter des conséquences politiques de la vague verte qui déferle sur le Parlement et le gouvernement palestiniens. "Le Hamas met en danger l'idée même du projet national palestinien", s'inquiète Rajah Ahmad, responsable du Fatah dans une petite ville de Cisjordanie. "S'il persiste à refuser des négociations de paix dans le cadre des accords existants, il va nous renvoyer quinze ans en arrière et faire perdre toute légitimité à la cause palestinienne sur la scène internationale. On risque déjà de voir s'envoler l'aide financière des Européens et des Américains." Anouar Abou Eishé, professeur de droit à l'université d'Al-Qods, dans la banlieue de Jérusalem, et candidat proche du Fatah pour les prochaines élections municipales à Hébron, est du même avis. "Faute de discussions, on va prendre du retard sur la construction d'un Etat palestinien. Cela laisse le champ libre à Israël pour poursuivre sur la voie de l'unilatéralisme."

Mme Islah Jad n'est pas d'accord : "La victoire du Hamas a le mérite de mettre en lumière l'impasse politique dans laquelle nous nous trouvions avec Israël", analyse-t-elle. "Pour les Israéliens, Yasser Arafat, malgré sa reconnaissance d'Israël, n'était pas un partenaire. Mahmoud Abbas le président de l'Autorité palestinienne depuis janvier 2005, malgré ses vues modérées et sa condamnation de la violence, non plus. Il est clair que le Hamas le sera encore moins !"

"Mais pourquoi demander au Hamas de reconnaître Israël ?", s'interroge aussi Mme Tarazi. "Et d'abord quel Israël devrait-il reconnaître ? Israël avec les colonies, avec Jérusalem-Est ? Les Israéliens, eux, n'ont reconnu que l'OLP organisation de libération de la Palestine et ils mettent tellement de réserves à la création d'un Etat palestinien qu'on peut difficilement dire qu'ils reconnaissent le droit à l'existence d'un tel Etat", renchérit-elle, reprenant presque mot pour mot la dialectique des nouveaux élus du Hamas.

Peu suspect de sympathie inconditionnelle pour ses collègues islamistes, l'universitaire chrétien M. Sabellah se fait pourtant presque leur avocat. "On ne peut pas demander au Hamas d'opérer des changements que l'OLP a pour sa part mis des années à accepter, reconnaissance d'Israël et abolition de sa charte, notamment."

Quoique teintée de mises en garde, une relative indulgence entoure aussi, pour l'instant, les intentions du Hamas en matière d'ordre social et moral. Nul ne redoute une tentative d'islamisation d'une société palestinienne déjà fortement influencée par l'islam, religion officielle des territoires.

Et chacun souligne les spécificités du contexte local qui mettrait les Palestiniens à l'abri d'une évolution à l'iranienne. "Les gens du Hamas n'ont rien à voir avec les talibans", explique Ismaël Loubbad, démographe et économiste vivant dans la bande de Gaza. " Même s'ils utilisent l'islam à des fins politiques, ils ne tiennent pas un discours religieux. Ils sont plutôt pragmatiques, comme le Hezbollah libanais."

La société palestinienne a beau être assez conservatrice et religieuse – 85 % des musulmans et 60 % des chrétiens affirment prier chaque jour –, elle demeure particulièrement ouverte sur l'extérieur. "Cela fait quarante ans que nous vivons au contact d'Israël et la diaspora palestinienne constitue aussi une fenêtre sur le monde", précise M. Sabellah. "Notre société est tournée vers le modernisme", assure aussi Bilal Al Shafi, professeur à l'université An-Najah de Naplouse, un campus réputé pour être un bastion islamique.

"Même les islamistes ont la télé et Internet chez eux. Quand la moitié des Palestiniens votent pour choisir le vainqueur de Star Academy, vous pensez qu'il n'y a pas de gens du Hamas parmi eux ?" Dans le district de Kalkiliya, une ville de Cisjordanie exclusivement tenue par le Hamas depuis les dernières élections municipales, aucun député islamiste n'a été élu. La municipalité y a interdit la plupart des événements culturels et, accessoirement, amélioré la collecte des impôts. "Ils ont voulu imposer leurs vues, ils ont été battus", tranche M. Al Shafi.

Mais, au-delà de la supposée résistance à laquelle se heurterait le Hamas s'il lui prenait l'envie d'imposer sa morale et les valeurs islamiques à l'ensemble de la société – ce qu'il a toujours nié jusqu'à présent –, le mouvement évolue sur un terrain qui lui est déjà en partie favorable.

Depuis une vingtaine d'années, les territoires palestiniens n'ont pas échappé au regain religieux visible dans la plupart des pays de la région. "Après la révolution iranienne de 1979, on a vu apparaître le hidjab, quasiment inexistant dans les années 1960 et 1970, en Egypte ou à Gaza", rappelle M. Loubbad. "Parallèlement, le panarabisme moderniste a perdu de la vitesse et l'islamisme s'y est substitué", ajoute M. Al Shafi. "Plus localement, il faut rappeler que le sionisme s'est installé ici au nom de la religion ; l'islam a réagi", dit Mme Tarazi. Les conditions de vie difficiles liées à l'occupation, notamment après la première Intifada (1987-1993), ont encouragé le recours à la religion. Enfin, depuis sa création, en 1987, le Hamas travaille la société au corps, s'imposant par un maillage efficace des quartiers et une action caritative sans équivalent.

Au niveau légal, le Hamas peut déjà s'appuyer en partie sur la charia. La loi islamique constitue l'une des sources du droit palestinien et prévaut notamment en matière de droit familial.

"Lorsque le code civil a été rédigé, rappelle M. Abou Eishé, qui a participé au comité de rédaction, il était bien précisé qu'aucune de ses dispositions ne devait contredire l'islam." En cela "les territoires palestiniens ne se distinguent pas des autres pays arabes, ajoute Mme Jad. Pas un seul d'entre eux n'a adopté une loi civile et il faut bien reconnaître que, pour les féministes comme moi, la bataille entre la loi civile et la charia a été perdue il y a longtemps déjà."

La polygamie est reconnue, le droit à l'héritage favorise les hommes, la plupart des mariages sont arrangés par les familles, en cas de divorce, les enfants les plus âgés sont confiés d'autorité au père, et, dès les petites classes, la mixité scolaire est inexistante, sauf dans quelques écoles privées et chez les chrétiens. Seules les universités, notamment pour des raisons budgétaires, accueillent filles et garçons dans les amphis, à l'exception de l'université islamique de Gaza.

"Dans la bande de Gaza, assure Nadia Abou Nahleh, responsable à Gaza d'une association qui lutte contre les discriminations envers les femmes (WATC), les femmes sont déjà fortement influencées par la religion ; toutes portent le hidjab, arrangent les mariages, fréquentent les centres culturels, les mosquées ou les crèches tenues par le Hamas." Elle craint malgré tout une tentative du Mouvement d'intensifier ces pratiques et d'empêcher de plus en plus les rencontres hommes-femmes dans les lieux publics. "Ils ne le feront ni frontalement ni par la loi, mais par le biais de leurs associations, redoute la militante féministe. A Gaza, des groupes informels ont déjà tué une jeune femme et son fiancé parce que, selon eux, leur comportement contrevenait à la charia."

"Le Hamas est assez malin pour ne pas tenter d'imposer quoi que ce soit par la loi, ajoute M. Abou Eishé. De toute façon, un processus législatif prend beaucoup de temps et le Hamas n'a que quatre ans devant lui. Il y aura au surplus une forte opposition au Parlement et il devra compter avec le président de l'Autorité palestinienne . Pour obliger les femmes à porter le voile, par exemple, un décret présidentiel serait nécessaire. Hamas s'y prendra plus finement, en promettant des subventions aux groupes respectueux des valeurs islamiques."

Mme Tarazi promet pour sa part "la vigilance sur chaque proposition de loi. Nous nous assurerons que les lois progressistes ne soient pas abolies. Je constate en tout cas que la loi défendue par nous pour imposer des quotas de femmes aux élections a été bien respectée par le Hamas".

Au niveau culturel, pas grand-chose ne subsiste dans les territoires qui soit susceptible de tomber sous le coup d'une loi Hamas. Depuis la première Intifada, la plupart des cinémas, des théâtres et des lieux de divertissement ont été fermés, à l'initiative des islamistes.

Seule Ramallah, "capitale" internationale de Cisjordanie, a conservé un semblant de vie culturelle et ici ou là des restaurants continuent de servir de l'alcool comme à Bethléem et à Jéricho. Sans publicité, les centres culturels français à Gaza, Naplouse et Jérusalem, notamment, ont poursuivi leurs programmes, devenant des lieux uniques d'échanges et de rencontres mixtes. Cependant, face aux menaces émises après la publication des caricatures sur le prophète Mahomet, ils ont tous été fermés. "Notons quand même que, dans les récentes manifestations anti-européennes, le Hamas n'était pas en première ligne", souligne M. Loubbad.

Sans inquiétude sur les capacités réelles du Hamas à changer la société, les Palestiniens apparaissent aussi sans illusions sur ses marges de manœuvre pour améliorer la vie quotidienne. Sincèrement heureux de l'alternance politique sortie des urnes, beaucoup parient déjà sur l'échec du mouvement islamique et pensent à la prochaine législature. "Les blagues sur le Hamas pullulent déjà, raconte M. Al Shafi. Ensuite, logiquement, viendront les critiques puis l'analyse politique."

Au pouvoir, les islamistes n'échapperont pas à la corruption, prédisent certains. M. Sabellah, lui, redoute l'absence d'avancées économiques s'il n'y a pas d'ouverture politique avec Israël. "Or, si les gens sont frustrés, ne reçoivent ni travail ni sécurité, le chaos est possible." Pour M. Loubbad, Hamas devra faire face à des obstacles internes et externes. "Les gens du Fatah et tous ceux qui avaient un avantage dans la situation antérieure vont le gêner. En outre, la poursuite de l'occupation israélienne, le risque d'isolement international et l'arrêt de l'aide financière seront problématiques. Quand le Hamas met en avant le recours aux pays arabes, je n'y crois pas. A part l'Iran, tous sont trop dépendants des Etats-Unis et de l'Europe."

Privé de marges de manœuvre, contraint par la realpolitik à des concessions, le Mouvement paraît corseté. Il pourrait effectivement décevoir le cœur de son électorat. Mais, à moins de se transformer en un Fatah-bis également honni, il est peu probable qu'il accepte de renoncer à l'ensemble de ses principes.



Stéphanie Le Bars
Article paru dans l'édition du 17.02.06
 
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